Transformer une idée novatrice en une industrie performante et pérenne représente un défi colossal. La phase d’industrialisation, ce fameux passage à l’échelle ou scale-up, est une étape critique présentant de nombreux défis financiers, stratégiques et opérationnels. C’est précisément pour armer les entrepreneurs face à ce défi que WILCO Industry et AgroParisTech ont organisé, le 3 avril dernier, une journée d’échanges et de partages d’expériences autour de ce sujet. Ce premier article synthétise les enseignements clés, et les conseils pratiques issus des échanges autour du financement.
Comment financer une croissance gourmande en capitaux dans un contexte économique tendu ? Comment éviter les pièges et optimiser ses opérations ?
Pour répondre à ces questions cruciales, la journée a croisé les perspectives :
Alexis Angot, cofondateur d’Ÿnsect et désormais Advisor & Board Member pour startups industrielles, a livré un retour d’expérience sans filtre sur les réalités du financement et les leçons du terrain.
Une table ronde, animée par Antoine Soulard, Business Scout, et Sara Slimani, Manager Conseil Financement Innovation chez SHARPSTONE, a décrypté les leviers et contraintes du financement public et privé actuel.
Partie 1 : Financement des startups industrielles : Naviguer dans un Climat d’Investissements Exigeant
Aborder la recherche de capitaux est une étape fondatrice pour toute startup industrielle visant l’industrialisation. Dans un environnement économique devenu plus sélectif, comment convaincre les investisseurs et sécuriser les fonds nécessaires au déploiement ? Les retours d’Alexis Angot, fort de son expérience chez Ÿnsect et de son rôle actuel d’accompagnateur de startups, offrent un éclairage sur le paysage actuel du capital-risque.
1.1. Un Contexte Durci : La profitabilité prime, les levées suivantes se complexifient
Le message d’Alexis Angot est sans équivoque : Le marché du financement a changé. Si la première levée de fonds, bien que difficile, reste la plus accessible, les tours suivants sont devenus nettement plus ardus. Il alerte sur les conditions actuelles :
"Moi ce que je vois passer en ce moment, ce sont des dilutions conséquentes [...] Je vois des dilutions de [...] plutôt du 25, 30, parfois même du 35% ou plus sur les deuxièmes levées. Les levées entre 5 millions et 15 millions en ce moment sont très souvent hardcore."
Au-delà de la difficulté accrue, c’est un changement profond des attentes des investisseurs qu’il souligne. Il analyse : « L’écosystème a changé sur le sujet High Growth versus Profitabilité. […] Aujourd’hui les investisseurs sont beaucoup plus attentifs à la profitabilité […] ils sont attentifs à la bottom line (le résultat net) plutôt qu’à la top line (le chiffre d’affaires). » Cette exigence nouvelle se traduit souvent par une demande de trajectoire claire vers la rentabilité, parfois à très court terme. Il constate : » Je vois des investisseurs qui demandent de la rentabilité à 2-3 ans ». Une pression qui peut être difficilement compatible avec les temps longs de l’innovation industrielle. Pour lui, les business plans du type Ynsect qui prévoient 7 ou 10 ans avant de dégager un peu de rentabilité ne sont juste plus possibles en ce moment.
1.2. Sécuriser son « Runway » : Pourquoi viser 30 mois d’autonomie
Dans ce contexte exigeant, anticiper et sécuriser sa trésorerie devient une question de survie. Alexis Angot insiste sur la nécessité de viser une autonomie financière (runway) non pas de 24, mais de 30 mois lors d’une levée de fonds. Son raisonnement est pragmatique : les délais pour boucler un tour de table se sont allongés. Il explique : « La réalité, c’est qu’il faut considérer aujourd’hui plutôt 9 à 12 mois pour lever que 6 à 9 mois comme par le passé ». Par conséquent, avec un runway initial de seulement 24 mois, une startup devrait relancer un processus de levée après seulement 12 à 15 mois d’opération, un délai souvent trop court pour atteindre les jalons significatifs justifiant la valorisation attendue pour le tour suivant. Viser 30 mois offre donc une marge de manœuvre essentielle pour construire sereinement la prochaine étape de croissance.
1.3. Négocier les conditions : Attention au retour des clauses exotiques
Qui dit marché plus tendu dit souvent conditions de négociation plus âpres pour les entrepreneurs. Outre la dilution conséquente évoquée précédemment, Alexis Angot observe le retour de certaines clauses financières dans les pactes d’actionnaires comme la liquidité préférentielle, parfois avec de (gros) multiples. Ce mécanisme, qui garantit aux investisseurs de récupérer leur mise (parfois avec un multiple) en priorité en cas de cession, avait un peu disparu mais revient en force. L’accumulation de telles clauses au fil des tours peut considérablement réduire la part revenant aux fondateurs et fondatrices aux premiers actionnaires lors d’une sortie. Une vigilance accrue s’impose donc lors des négociations, particulièrement sur le multiple.
1.4. Prouver sa valeur : Contrats fermes et vitesse de traction attendus
Face à des investisseurs plus prudents, la démonstration de la pertinence marché et de la capacité d’exécution commerciale est devenue primordiale. Les simples lettres d’intention ne suffisent plus. Alexis Angot est catégorique : « Sur la partie commerciale, les LOI (Letters Of Intent) ne valent plus grand-chose. […] aux yeux des investisseurs, il faut des engagements fermes. » Les financeurs sont devenus très vigilants sur la solidité des contrats signés et la fiabilité des signataires.
Au-delà des contrats eux-mêmes, la rapidité de la conversion commerciale est un indicateur clé. Alexis Angot observe : « les investisseurs […] vont regarder la rapidité à laquelle la transformation commerciale se fait ». « Parfois, il vaut mieux avoir moins de clients signés mais d’être sur un business dont l’investisseur peut être rassuré sur le fait que la transformation commerciale peut se faire rapidement. » La capacité à démontrer une dynamique commerciale rapide peut donc s’avérer plus convaincante qu’un portefeuille de contrats importants mais lents à concrétiser.
1.5. L’Avertissement sur les marchés de commodités
Au-delà des aspects opérationnels, la nature même du marché visé conditionne la stratégie industrielle. Alexis Angot a émis un avertissement spécifique concernant les modèles économiques s’apparentant à la production de commodités – des produits peu différenciés où la compétition se joue principalement sur les prix. Sa mise en garde est claire et va jusqu’à suggérer un seuil empirique de prix au kilo en dessous duquel la rentabilité devient ardue voire impossible. Pour les startups positionnées sur ces marchés, la démonstration d’une structure de coûts ultra-optimisée ou l’identification de leviers de valeur ajoutée très nets est donc cruciale pour convaincre de la pérennité du modèle.
Partie 2 : Le Non-Dilutif : Un Levier stratégique, pas un acquis
Au-delà du capital-risque, les financements publics proposés par des acteurs comme Bpifrance, les Régions ou l’ADEME constituent une brique essentielle pour les projets industriels innovants. Loin d’être un simple complément, ce financement dit « non-dilutif » (car il n’implique pas de cession de capital) est un levier stratégique majeur.
2.1. Pourquoi le Non-Dilutif est indispensable
Pour les startups industrielles, aux besoins capitalistiques élevés, le recours au non-dilutif est quasi incontournable. En réduisant la dépendance aux seules levées de fonds, elles optimisent la structure financière du projet. De plus, l’obtention d’un soutien public constitue un signal fort : il valide la crédibilité et la pertinence du projet aux yeux des investisseurs privés, des banques et d’autres partenaires potentiels.
2.2. Décoder les attentes des Financeurs Publics
Si les aides publiques sont attractives, leur obtention n’est pas automatique. Elle repose sur une compréhension fine des critères d’évaluation, parfois sous-estimés. La solidité financière de l’entreprise est primordiale, car le niveau de fonds propres conditionne directement le montant des aides potentielles. Le cash réellement disponible est scruté de près. Au-delà des chiffres, il est fondamental de démontrer l’incitativité de l’aide demandée. Il ne suffit pas d’être éligible, il faut prouver l’impact additionnel concret du financement public sur le projet. Cette démonstration doit être quantifiée : combien d’emplois supplémentaires seront créés ? Quelle collaboration R&D sera rendue possible ? Quel expert spécifique pourra être recruté grâce à l’aide ? L’impact territorial est d’ailleurs une attente forte, l’argent public devant contribuer au développement économique local et à la création d’emplois. Enfin, les financeurs publics challengent spécifiquement les risques inhérents aux projets industriels : la sécurisation des approvisionnements, la dépendance aux fournisseurs ou la capacité à atteindre un coût de production compétitif sont analysées.
2.3. Une Approche stratégique et anticipée
Naviguer dans le paysage complexe du non-dilutif exige une approche méthodique et, surtout, une grande anticipation. L’erreur la plus fréquente, selon Antoine Soulard, est d’attendre la fin de la levée de fonds pour engager les démarches auprès des financeurs publics. Il est impératif de lancer ces démarches en parallèle de la levée de fonds, ou immédiatement après sa sécurisation, pour négocier en position de force et aligner les calendriers. Anticiper les délais d’instruction et de versement, souvent longs, est également crucial pour éviter les trous d’air dans la trésorerie. La rigueur est aussi de mise dans la structuration des demandes. Attention au surdimensionnement des budgets prévisionnels, qui peuvent bloquer les versements ultérieurs si les dépenses réelles ne suivent pas. De même, Sara Slimani insiste sur la règle stricte du non-double financement. Il faut bien réfléchir à l’articulation des différents dispositifs sollicités en agençant les projets et les découper de manière intelligente pour affecter chaque dépense au bon guichet. Concernant les concours, bien qu’attractifs, leur temporalité longue et le blocage du budget soumis pendant l’instruction incitent à la prudence. Antoine Soulard suggère de prioriser la sécurisation des montants auprès de financeurs traditionnels (BPI, régions) pour les besoins essentiels. In fine, l’accès à ces financements relève d’une préparation minutieuse et d’une négociation. La clarté du discours, la qualité du dossier et la légitimité de l’équipe feront la différence.
Partie 3 : Enseignement clés sur le financement des startups industrielles
- Se concentrer sur la profitabilité et le résultat net plutôt que sur une croissance élevée sans atteinte de profitabilité.
- Privilégier la qualité des contrats commerciaux à leur quantité. Consolider votre projet avec des contrats engageants signés plutôt qu’une succession de LOI (Letters Of Intent) qui ont perdu en valeur aux yeux des investisseurs.
- Prévoir un runway 30 mois pour construire sereinement la prochaine étape de croissance et ne pas s’engouffrer dans des levées de fonds successives longues et difficiles.
- Faites preuve de vigilance lors des négociations des conditions de levées, particulièrement sur le multiple des clauses de liquidité préférentielle.
- N’attendez pas la fin de la levée de fonds pour engager les démarches auprès des financeurs publics. Lancer ces démarches en parallèle de la levée de fonds, ou immédiatement après sa sécurisation, pour négocier en position de force et aligner les calendriers.